«Il y aura bientôt deux générations à la retraite. Le contrat entre les générations sera aussi un contrat entre elles.»
Sep.. 2014Qualité de vie et vieillesse
Entretien avec Pascal Couchepin. L’ancien Conseiller fédéral nous reçoit un jeudi matin, au début du mois de juillet. Il nous attend, assis sur un banc devant la villa familiale à Martigny, tout en surveillant deux de ses petites-filles. Pascal Couchepin, qui a fêté ses 72 ans en avril dernier, porte un jean et une veste de loisirs de couleur verte. Son épouse recouvre une table d’une nappe fleurie dans le jardin, mais la chaleur du soleil matinal nous incite à prendre place plutôt à l’ombre, sur la terrasse. L’homme de haute stature nous sert lui-même trois cafés et nous tend une tablette de chocolot noir: «Je vous en prie, prenez un bon morceau», nous dit-il, «et allez-y, posez vos questions».
spectra: Monsieur Couchepin, que signifie pour vous la qualité de vie pour les personnes âgées?
P. Couchepin: Cela m’évoque principalement l’indépendance matérielle, intellectuelle et sociale. Conserver la capacité d’agir par soi-même et ne pas trop dépendre d’un service extérieur. C’est certainement la base.
Y a-t-il des lacunes dans ce domaine, quels sont les problèmes les plus lourds?
Personnellement, je suis entièrement satisfait de mon sort. Si je regarde autour de moi, je constate que des amis de mon âge peuvent avoir des problèmes de santé. C’est certainement le principal fardeau de l’âge. Viennent ensuite le fait de ne plus pouvoir réaliser tout ce qu’on veut, puis les soucis avec les enfants et les petits-enfants. Mais la vie continue, il faut garder confiance. Souvent aussi les gens de plaignent d’avoir des soucis matériels mais franchement, avouons que ces soucis ne sont pas très lourds dans un pays comme la Suisse. Enfin, à partir d’un certain âge on ne peut plus résoudre tous les problèmes, il faut donc faire confiance à l’avenir et au système social.
Parlons justement de notre système social et peut-être aussi de ses faiblesses?
Je prétends toujours, ce que d’aucuns contestent, que la pauvreté matérielle des personnes âgées a disparu en Suisse.
«La pauvreté matérielle des personnes âgées a disparu en Suisse.»
Certaines connaissent, il est vrai, des problèmes d’ordre social, psychologique ou se trouvent en état de dépendance ce qui peut soulever des questions matérielles. Mais personne n’est abandonné parce qu’il n’a pas d’argent. Le système fonctionne. Je reconnais qu’il peut être douloureux de devoir vendre sa maison pour pallier des difficultés matérielles, mais le filet social est là pour tous.
Au niveau économique, 50 ans est un âge fatidique. Comment améliorer la situation des seniors au travail?
Sauf erreur, le chômage chez les plus de 50 ans est plus faible que le chômage des jeunes. En revanche, si vous perdez votre emploi au-delà de 55 ans il sera plus difficile d’en retrouver un. Mais globalement, il faut mettre les choses en perspective et reconnaître que le chômage des seniors est plus faible que celui des jeunes. Les deux restant d’ailleurs relativement faibles en Suisse.
Que faudrait-il faire pour maintenir ces gens de plus de 55 ans dans le circuit?
Il n’y a pas de réponse absolue. Chaque cas est particulier, chaque situation différente. Le chômage de ces personnes peut être dû à un manque de motivation, à leur faible niveau de formation, à la mauvaise situation du marché du travail, ou encore à des préjugés à l’égard du travailleur âgé. À mon avis, on ne peut pas généraliser. Mais chacun doit faire un effort, y compris les entreprises, pour maintenir ses connaissances à niveau. En tant que président de commune, j’ai aidé des personnes de plus de 55 ans qui refusaient de s’ouvrir à l’informatique au prétexte qu’il était trop tard pour elles. Il y a 20 ans de cela. Mais on trouve des solutions. Quant aux jeunes loups qui poussent les seniors vers la sortie, c’est dans l’ordre des choses.
«Les jeunes loups poussent les seniors vers la sortie, c’est dans l’ordre des choses.»
Si vous-même n’avez jamais été un jeune loup, vous vous plaindrez, mais pas si vous l’avez été. Les anciens doivent laisser la place aux plus jeunes. Je trouve cela juste. Toutefois l’évolution démographique et les résultats de la votation du 9 février vont nous condamner à améliorer l’emploi des moins jeunes.
On parle de 3e âge, de 4e âge. Le nombre de personnes très fragiles qui ont besoin de soins dans les homes s’accroît. Comment définir le contrat entre les générations pour l’avenir?
J’espère qu’un jour on parlera même du 5e âge! Mais pour en revenir à votre question, je pense que la première partie du contrat est d’ordre matériel. Notre système des 3 piliers devrait nous permettre de faire face. Il ne faut pas y toucher. Par ailleurs, je suis convaincu qu’il faudra retarder l’âge officiel de la retraite, par exemple à raison d’un mois par an pendant 24 ans, ce qui fera 2 ans. La durée de la retraite sera ainsi plus en rapport avec la durée de la vie active. Vient ensuite l’aspect psychologique et social. Les grands-parents sont occupés par les petits-enfants, leur sort est
relativement bien connu. Mais on ne sait pas ce qu’il advient des arrière-grands-parents qui sont encore en forme. Que sont-ils par rapport aux descendants? Il y aura bientôt deux générations à la retraite. Le contrat entre les générations sera aussi un contrat entre elles. Nous allons assister à de grands changements, la plupart se feront naturellement, car ils se feront lentement.
Abordons la question du logement pour les personnes âgées. Les moins favorisées sont en maison de retraite, les plus favorisées ont la chance de rester à la maison et de se faire soigner?
Ce n’est pas toujours vrai. Dans notre région, ce n’est pas une affaire de favorisé ou pas. Personne ne souhaite aller à la maison de retraite, mais cela ne dépend pas de son niveau social, en tout cas ici. Cela dépend de son état de santé. Des progrès ont été accomplis, avec les appartements protégés notamment. Mais la situation est différente selon que l’on est à la campagne, dans une petite ville ou dans une grande ville. Les choses sont plus compliquées dans les grandes villes où il faut éviter les ghettos pour personnes âgées tout en regroupant les appartements protégés. Il faut faire des expériences.
Comment expliquez-vous que les soins aux personnes âgées, qu’ils soient dispensés dans des homes ou à la maison, soient presque entièrement fournis par des femmes?
C’est la répartition traditionnelle des rôles, même si les choses changent un peu et qu’il existe désormais des écoles d’infirmiers et d’infirmières. Autrefois on ne parlait que d’écoles d’infirmières. On ne peut pas forcer le changement à coup de lois. Mais la tendance évolue peu à peu. D’ailleurs, les salaires des infirmières sont lentement revalorisés, ce qui accroît l’attrait de la profession. Les femmes sont également toujours plus nombreuses dans l’enseignement et même maintenant parmi les médecins.
Passons au thème moins agréable de la fin de vie. Que signifie pour vous mourir dans la dignité?
Je n’aime pas cette expression. Pour moi un être humain est digne parce qu’il est un être humain. Quelle que soit la manière dont il meurt, il reste digne. Je ne supporte pas que l’on dise qu’il est indigne de mourir dans des souffrances ou autres. C’est moins heureux, personne ne le souhaite, mais la mort est toujours digne pour un être humain.
Vous vous êtes engagé pour l’amélioration des soins palliatifs, comment jugez-vous la situation actuelle?
C’est vrai. Je pense qu’il y a des progrès, lents mais réels. Il faut accepter l’idée d’une spécialisation en soins palliatifs chez les médecins. Par ailleurs, les spécialistes doivent partager les connaissances qu’ils sont acquises. Chacun doit intégrer l’idée que les soins palliatifs sont un droit de tout être humain. Et c’est au nom de la dignité de l’être humain qu’il a droit aux soins palliatifs.
Quelle est votre position face au suicide assisté, proposé notamment par Exit?
La situation actuelle me paraît correcte. Chacun est libre de faire ce qu’il veut, mais je crois que l’État doit encourager les gens à vivre et ne doit pas favoriser la mort. Le suicide assisté ne peut pas être une politique officielle de l’État. D’un autre côté, l’acharnement thérapeutique n’est pas une bonne idée, chacun le reconnaît, y compris les adversaires du suicide assisté.
Si quelqu'un veut faire ce choix, qui n’est toutefois pas aussi anodin que l’on veut le dire en raison des répercussions importantes sur les proches survivants, il est libre de le faire.
«Mourir est aussi un acte social.»
Mourir est aussi un acte social. En effet, comment soutenir que l’être humain est un être social durant toute sa vie et prétendre que la décision de mourir est une décision strictement individuelle?
Parlons maintenant de l’avenir de la politique de la santé en Suisse. Quelles sont vos visions?
Il y aura un conflit entre les coûts et les objectifs de chacun. Ici aussi, la société devra chercher son chemin entre une santé sans tenir compte des coûts et des coûts sans tenir compte des souhaits des gens. Il faut trouver une voie intermédiaire. Je suis convaincu que cela passera par l’innovation, par la concurrence entre privé public, entre hôpitaux, par l’acceptation de nouvelles technologies (machines, robots, etc.) et par la diversité des offres entre les caisses maladie. Le débat est vaste et implique une multitude de choses. Le pire consisterait à réduire les offres au nom d’une prétendue égalité. Le progrès ne serait plus possible dans cette situation. Et cela commence par la votation sur la caisse unique qui est un début de réduction à l’esprit de caserne.
Quels sont pour vous les points clés de la stratégie Santé2020?
J’ai toujours été partisan d’un dossier médical centralisé qui est néanmoins très difficile à réaliser en protégeant les données et en évitant que l’abondance de données ne finisse par obscurcir le message essentiel. Partisan aussi d’un système qui contraint les hôpitaux à faire preuve de clarté. Le système des forfaits par cas doit encore être affiné, mais il va dans la bonne direction. Il faudra aussi inventer de nouveaux systèmes de services médicaux. Par exemple concentrer l’offre médicale pour les vallées latérales, permettre, sous l’autorité d’un médecin de région, à des infirmières à domicile de poser un premier diagnostic, accorder davantage de compétences aux pharmaciens et surtout ne pas s’égarer dans le romantisme médical des médecines alternatives! Toutes les méta-analyses effectuées à ce jour confirment qu’elles répondent à un besoin psychologique que je respecte, mais à rien d’autre. Le système de santé n’a donc pas à en supporter les coûts, même s’ils sont modestes.
«Le système de santé n’a pas à supporter les coûts du romantisme médical des médecines alternatives!»
C’est un état d’esprit qui me paraît dangereux. Contrairement à ce que l’on prétend, cela n’amène pas la santé de l’âme mais des fantasmes toujours plus nombreux, la fuite dans un monde totalement irrationnel et fanatique. C’est du même ordre que le végétalisme!
La Suisse peut-elle encore se permettre d’avoir un système très fragmenté, cantonal?
Comme je l’ai dit tout à l’heure, je crois qu’il faut un espace de santé suisse, mais compte tenu de la diversité des réalités et des habitudes dans les villes et les régions, l’espace cantonal continuera d’exister. Il doit toutefois s’ouvrir également pour répondre à la possibilité de se faire soigner dans un hôpital d’un autre canton, que j’ai introduite à l’époque.
À votre avis, comment peut-on renforcer la prévention et la promotion de la santé?
En effet, après le rejet du projet de loi par le Parlement, ce que je regrette, la question se pose. Mais l’idée reviendra. Il ne faut pas non plus se transformer en fanatiques de la prévention, ce qui irrite les gens, ni commencer à leur faire la morale sous couleur de prévention. Les habitudes raisonnables s’acquièrent par la connaissance du sujet. Finalement, tout est bon à petites doses et sans excès. L’éducation se fait par la presse, la lecture, les choix individuels, l’école. Ici aussi, les moins favorisés sont souvent les victimes.
Faut-il changer le système vers la protection de la santé plutôt que se tourner vers le curatif. Par exemple en légiférant?
Non, il ne faut pas rechercher le changement à tout prix. Le dossier de santé constitue la pièce de résistance du nouveau système. Il faut également permettre à la concurrence de s’exercer, autoriser une ouverture contrôlée du monopole de diagnostic, accepter et encourager les progrès technologiques, bref, avancer. Il ne faut pas empêcher l’évolution par la loi mais on ne peut pas non plus provoquer l’évolution par la loi. La loi est là pour éviter d’empêcher l’évolution en maintenant des monopoles non justifiés et des rapports autoritaires. Mais beaucoup d’acteurs du système de santé aimeraient plutôt bloquer la situation.
Quelle serait selon vous la bonne stratégie pour lutter contre les maladies chroniques?
Je partage l’avis de ceux qui disent que certaines maladies chroniques, comme le diabète, méritent une meilleure prise en charge. Le problème se situe actuellement au niveau des caisses maladie. C’est pour cela que j’étais partisan d’un pool des maladies chroniques, dès le déclenchement de la maladie, afin que les risques soient répartis sur l’ensemble du système intervienne. L’évolution démographique aidant, on va assister à une recrudescence des polymorbidités et des maladies chroniques. Tout cela va coûter beaucoup d’argent. Or pour avoir plus d’argent, il faut plus de produit national brut, et pour cela, il faut que chacun travaille plus longtemps, non seulement en raison de l’allongement de l’espérance de vie mais aussi du début plus tardif dans la vie active.
«Je l’ai doublée mon activité physique! »
La durée de la vie active diminue par rapport à la durée de la vie totale, c’est pourquoi il faut changer les choses.
Conseiller fédéral, vous pratiquiez régulièrement une activité physique, notamment pour prévenir les maladies cardiovasculaires; avez-vous conservé cette habitude?
Je l’ai doublée! Autrefois, j’allais me promener tous les matins, où que je me trouve, entre ½ et ¾ d’heure et j’allais une fois par semaine faire une promenade en montagne. Aujourd’hui, je vais 2 à 3 fois par semaine en montagne. Il faut mêler discipline et plaisir. Parfois l’enthousiasme manquait autrefois, mais ce n’est pas différent aujourd’hui, comme hier où je suis sorti malgré la pluie pour faire une course comprenant 600 m de dénivelé. J’ai ensuite passé une très bonne journée. De retour de promenade vous êtes de meilleure humeur, lisez le journal avec plus d’intérêt, avez envie de vous intéresser à autre chose. L’effort physique ne sert pas uniquement à entretenir ses muscles il est bon pour l’esprit aussi. Dans la mesure du possible, il faut pratiquer une activité physique toute sa vie, en solitaire ou en compagnie.
Chacun voudrait vieillir tout en restant jeune! Quelle est votre recette?
Personnellement, je ne voudrais pas revenir à mes 30 ans. Mon sort actuel me satisfait pleinement. Je pratique une activité physique adaptée à ma condition. C’est la base. Je m’efforce de ne pas trop parler du passé, je lis chaque jour des journaux en 3 langues, je voyage, je reçois des gens, des jeunes. Je m’efforce de suivre les nouveautés scientifiques alors que cela ne correspond pas à ma formation. Par exemple, je fais chaque année une promenade dans la région d’Evolène avec un ami. Puis nous dînons avec un physicien installé dans la région et l’interrogeons sur les dernières nouveautés. Il nous fait alors un topo des dernières découvertes et nous passons un très bon moment à essayer de comprendre les choses. Je pose beaucoup de questions, y compris aux gens que je rencontre dans le train.
Et le contact avec les jeunes?
Il est facile dans mon cas. Les jeunes viennent facilement vers moi. J’en ai connus certains il y a longtemps, lors de rencontres annuelles que j’organisais. Nous débattions, sans publicité ni journalistes, et terminions la journée par un repas. Ce matin encore j’ai répondu au mail d’un jeune qui avait participé à ce genre de réunions.
Souvent, les personnes âgées renoncent à apprendre ou à s’intéresser à des choses, par exemple les nouvelles technologies, en invoquant leur âge.Y a-t-il des choses auxquelles vous renoncez?
Non, je ne m’interdis rien, sauf la moto, même si j’ai toujours eu envie d’en faire. Bien sûr, je renonce à des choses qui seraient ridicules à mon âge, par exemple retenir les succès à la mode. Mais je m’intéresse au plus de choses possible, j’essaie d’apprendre des choses auxquelles j’ai désormais davantage de temps à consacrer. Par exemple, je suis en contact avec un jeune qui me montre des astuces pour mieux utiliser mon ordinateur, pour convertir des fichiers de différents formats, etc. Je veux pouvoir le faire moi-même. En contrepartie je l’encourage à élargir son horizon, à développer ses compétences. C’est un échange à la fois sain et simple entre générations.
Il est 10 h 30. L’homme d’Etat à la retraite nous raccompagne. Il arrache en passant une touffe de mauvaises herbes qui dépasse des graviers de l’allée et nous offre quelques abricots du jardin. Mais le temps presse: à midi, il reçoit les journalistes parlementaires et a encore tout un tas de choses à préparer avant l’apéritif, au vin blanc, bien entendu.